Elyane Alleysson

Ne dérange pas

Par Elyane Alleysson (2013)

Voici une nouvelle injonction : Ne dérange pas, en anglais Don’t disturb. J’ai fait l’hypothèse de cette injonction dans ma pratique clinique en observant des patients qui vivaient leur relation aux autres avec de la retenue tout en ayant une qualité d’observation de leur environnement leur permettant une grande capacité à se « couler » dans celui-ci.

Je la dis nouvelle après l’avoir confrontée aux douze injonctions proposées par B. et M. Goulding1, et à la treizième proposée par G. Jaoui2.

Quelques exemples de comportements : manifestations observables de cette injonction
Les comportements manifestés sont soit en obéissance à l’injonction, soit dans un renversement en son contraire, c’est-à-dire en des comportements exagérément dérangeants.

Exemples de comportements conformes à l’injonction :
· Avoir des difficultés à aller vers les autres car peur de les déranger et donc d’être mal accueilli ; il en est de même dans la difficulté à décrocher le téléphone alors que l’on veut vraiment appeler une personne,
· Commencer la rencontre avec quelqu’un par « J’te dérange pas au moins ? »,
· Manifester des inhibitions dans les comportements sociaux (ne pas faire de bruit, ne pas pleurer fort, …) quand ces inhibitions ne sont pas nécessaires à la situation,
· Etre plus réactif qu’actif : par exemple prendre la parole quand on nous sollicite et ne pas en prendre l’initiative,
· Se suradapter, c’est à dire chercher à réaliser ce qu’on croit être l’objectif de quelqu’un d’autre à son égard, donc ne pas mettre en avant son objectif personnel,
· Ne pas s’opposer et principalement quand l’opposition viendrait questionner un consensus d’opinions.

Exemple de comportements en réaction à l’injonction
· Parler très fort sans tenir compte de la situation,
· S’immiscer dans un échange entre deux ou plusieurs personnes sans respecter l’échange,
· Etre envahissant, expansif.

Qu’est-ce qu’une injonction ?
Une injonction est un message inhibiteur résultant de décisions prises par l’enfant « en réponse à des messages réels ou imaginaires »3. Quels sont les facteurs qui amènent à cette prise de décisions ?
· Une poussée interne chez l’enfant (besoin, désir, pulsion) qui tend vers la recherche d’une satisfaction.
· Deux destins à cette poussée : soit il y a satisfaction, dans ce cas la tension interne est déchargée et il y a retour à une phase de repos. Soit il n’y a pas satisfaction, donc pas décharge, donc maintien de la tension.
· Quand pas de satisfaction : recherche de « soulager » cet état de tension : l’enfant va produire une conclusion en lien avec la compréhension qu’il a de la situation, souvent compréhension émotionnelle. C’est cette conclusion qui, en étant généralisée, est conservée sous forme d’injonction. Par exemple : la conclusion de l’enfant « Maman me dit de la laisser tranquille, elle n’est pas contente, je la dérange » va être généralisée en « Ne pas déranger les autres ».

A partir de cette conclusion/injonction, l’enfant va mettre en place des comportements d’adaptation dans sa famille, qui seront gratifiés car conforme à ce qui est attendu (obéissance à l’injonction) ou puni car non conforme à ce qui est attendu (renversement en son contraire).

Exemple d’une situation protocole pouvant amener l’enfant à conclure « Ne Dérange pas » : la naissance
Chaque enfant, même attendu et désiré arrive dans une famille qui a déjà constitué un équilibre relationnel avec ses propres repères. Son arrivée détruit cet équilibre et s’en suit une phase de déséquilibre et de désordre. Il est semblable à Boucle d’Or qui entre dans la maison des Ours4. Boucle d’Or sème du désordre dans une famille bien ordonnée où la place de chacun est bien définie.
C’est de la plus ou moins grande facilité avec laquelle l’entourage va pouvoir réaménager ses relations en y intégrant l’enfant -avec toutes les exigences dues à son âge- que les conclusions prises par celui-ci seront plus ou moins restrictives. Il aura, de toute façon, le vécu de déranger, et ceci même quand la nouvelle situation a été longuement pensée au préalable, car la confrontation à la réalité est une donnée nouvelle.
Plus ce nouvel équilibre est difficile à trouver, plus la conclusion de l’enfant, généralisée en l’injonction « Ne dérange pas », aura un impact puissant dans sa vie.

Différencier d’autres injonctions
« Ne sois pas important » et « Ne dérange pas » : une personne qui se vit comme pas importante pour les autres expérimente qu’elle n’a pas d’impact sur l’autre, qu’elle n’arrive pas à attirer et/ou retenir l’attention de l’autre. Une personne qui a l’injonction « Ne dérange pas » tente de ne pas créer de désordre, elle va ménager l’autre. Elle n’est pas en recherche d’attention pour se sentir importante.
« N’existe pas » et « Ne dérange pas » : je pense que peu d’enfants ont conclu pour eux-mêmes de ne pas exister, même quand ils ne sont pas du tout désirés, mais tout de même acceptés. Ils ont la permission d’être là, avec la condition de se faire oublier, c’est-à-dire de ne pas déranger.

Fonction systémique familiale et sociale de « Ne dérange pas »
Je vais élargir mon propos en faisant l’hypothèse que « Ne dérange pas » a une fonction systémique dans la famille comme dans la société ou dans une entreprise. Il s’agit de maintenir l’homéostasie du système en ne disant pas ou en ne posant pas les questions qui viendraient perturber le système. Par exemple : une famille a des secrets dans ses tiroirs et « Ne dérange pas » va servir à décourager l’enfant de poser des questions pour les faire ouvrir et, par la même, va maintenir l’intérêt de l’enfant pour les tiroirs.
G. Jaoui a évoqué ce type de situation dans son article concernant l’injonction « Ne sache pas ». Avec celle-ci l’enfant va renoncer à savoir, avec « Ne dérange pas », il va continuer à chercher à savoir pas d’autres biais.

Antithèse
On peut considérer l’attitude Martienne5 de Berne comme une antithèse de « Ne dérange pas ». Elle a pour fonction de poser les questions les plus « dérangeantes », impertinentes, en particulier celles qui viennent interroger les cadres de références bien établis devenant par la même une sorte de vérité universelle.

Ouverture
J’ai développé ici des éléments concernant l’injonction « Ne dérange pas » qui régissent les relations de soi vers les autres. On va aussi trouver l’injonction « Ne te laisse pas déranger », par les autres ou par les situations que l’on peut observer à l’œuvre, chez des personnes qui ne supportent pas l’imprévu.
Ceci fera l’objet d’un écrit ultérieur…

1 Goulding R.L. et M. , Messages inhibiteurs, décisions et redécisions, Actualités en Analyse Transactionnelle n°2, pp 62-69, Les Classiques de l’Analyse Transactionnelle n° 2, pp 20-27
2 Jaoui G., La treizième injonction, Actualités en Analyse Transactionnelle n°14, pp 74-75, Les Classiques de l’Analyse Transactionnelle n° 2, pp 79-80
3 Cf. note 1
4 Boucle d’Or et les Trois Ours, adaptation J. Greenway, illustration E. Miles, Ed. Mango1993
5 Berne E., Que dites-vous après avoir dit bonjour ? Ed. Tchou, 1983, p 90

La Lettre de l’École n° 15, EAT-Lyon, Déc 2013.